Les logiciels libres, histoire d'un succès. Depuis leur apparition il y a vingt-cinq ans, les logiciels libres n'ont cessé de se développer, convainquant un large public, professionnels comme amateurs, entreprises comme administrations, de l'efficacité de leur modèle de développement. Quand un particulier achète un ordinateur, ce dernier est généralement livré avec un système d'exploitation, un ensemble de programmes qui permettent de le faire fonctionner. Le client achète donc une machine le plus souvent équipée de logiciels dits « propriétaires » (lire les Repères page suivante), comme ceux de Microsoft. Ceux-ci sont soumis aux droits d'auteur et ne peuvent être modifiés par leurs utilisateurs. C'est en opposition à cette conception que sont nés les logiciels libres. Ils sont apparus en 1983 avec le projet de système d'exploitation, appelé GNU, élaboré par Richard Stallman, alors chercheur au laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Constatant des restrictions des possibilités d'utilisation, de modification et de copie des logiciels, l'informaticien décide de lancer un système librement partageable. Il rédige également la licence GPL qui fixe un cadre juridique destiné à assurer la pérennité de la liberté de partage. Pour Stallman, le droit d'auteur est « nuisible pour la société », car il interdit à un utilisateur d'aider ses proches en faisant une copie d'un logiciel ou en tentant de l'améliorer. Les informaticiens ne vivent pas d'amour et d'eau fraîche. Le mouvement du « libre » va dès lors se développer grâce à l'aide de milliers d'informaticiens salariés ou bénévoles. Le « libre » rend possible une coopération technique que Linus Torvalds, créateur en 1991 du système d'exploitation libre le plus répandu dans le monde, Linux, compare à la collaboration scientifique : les résultats des uns permettent aux autres de bâtir de nouvelles hypothèses. Ces méthodes de travail se révèlent très efficaces, ce qui pousse de nombreux éditeurs de logiciels propriétaires (soumis au droit d'auteur) à adopter certaines des règles du libre. Mais les informaticiens ne vivent pas d'amour et d'eau fraîche. Le modèle économique du secteur se construit sur les services qui accompagnent la mise en place des logiciels libres et gratuits : la maintenance, le conseil, la formation. Certains font des entorses au modèle en se lançant dans la vente de logiciels mi-libres, mi-propriétaires. Par exemple, MySQL, système de gestion de bases de données, joue sur les deux tableaux : une partie de son code source (texte écrit en langage informatique qui régit le fonctionnement du programme) est ouverte, mais les fonctionnalités pour les entreprises sont payantes. C'est une tendance forte du marché du libre aux États-Unis, alors qu'en France prédomine un modèle où le code est totalement ouvert et gratuit. Dans l'Hexagone, le secteur du libre représente 3,6 % des logiciels et services informatiques, soit plus de 1,1 milliard d'euros (1) et devrait atteindre 10 % du marché d'ici quatre ou cinq ans. Près du quart des entreprises françaises utilisent actuellement des logiciels libres (2). "Le libre profite de la crise". Pour Alexandre Zapolsky, président de la Fédération nationale des industries du libre (Fnill), « le secteur public français a été pionnier : il a investi massivement, ce qui a permis à une industrie du libre d'éclore dans le pays ». En 2008, l'administration française a consacré près de 13 % de son budget informatique à ces technologies, contre 10 % en 2007 et 7 % en 2006 (3). Celui qui est aussi PDG de Linagora, leader français du marché, a remporté le marché de la Mairie de Paris en 2002, l'un des premiers basculements vers des outils de bureautique et des serveurs libres. Autre étape importante : en 2007, l'Assemblée nationale migre ses archives vers le libre, et les députés utilisent du libre sur leur poste de travail. Des solutions qui coûtent souvent beaucoup moins cher que celles qui font appel à des logiciels propriétaires. « C'est moins cher à court terme, mais à long terme, les services achetés à une société du libre peuvent coûter plus cher que l'acquisition d'un logiciel propriétaire », rétorque Loïc Rivière, délégué général de l'Association française des éditeurs de logiciels (Afdel), qui veille à ce que l'État reste neutre en face du choix de solutions entre « libre » et « propriétaire ». Reste que « le libre profite de la crise », selon Alexandre Zapolsky. Jusque-là, les grands organismes ne voulaient pas prendre de risques en abandonnant le « propriétaire » au motif que, selon Loïc Rivière, « la possibilité de l'accès au code peut tenter des personnes mal intentionnées ». « Mais cette frilosité s'estompe avec les restrictions budgétaires », reprend Alexandre Zapolsky. L'argument économique n'est cependant pas la seule cause de la progression du secteur : « Nos clients veulent leur indépendance à l'égard des grands éditeurs et fournisseurs », ajoute le président de la Fnil. "L'Etat ne peut forcer à faire le choix entre libre et propriétaire" Les entreprises du libre rencontrent davantage de problèmes lorsqu'elles s'adressent à des structures de petite taille n'ayant pas de direction de service informatique, comme certaines PME et collectivités locales. Les initiatives sont rares et dispersées, mais rencontrent souvent un grand succès. À Arles, les informaticiens de la mairie ont développé un logiciel de gestion des cimetières que désormais 200 à 300 communes utilisent. « Ce que beaucoup redoutent, ce n'est pas forcément le libre, mais c'est la migration vers un environnement différent, analyse Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État au développement de l'économie numérique. Pour les collectivités, l'État finance beaucoup de formations aux logiciels libres en direction des élus. Mais on ne peut pas les forcer à faire le choix entre libre et propriétaire. » En Europe aussi, le libre a le vent en poupe. « Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'harmonisation de la politique industrielle globale », regrette Alexandre Zapolsky. « Un projet de structuration de l'industrie européenne du logiciel est en cours et il intègre naturellement le libre, souligne Nathalie Kosciusko-Morizet. Mais il est en attente jusqu'au renouvellement de la Commission après les européennes. » Si le libre croît lentement mais sûrement, pour Alexandre Zapolsky, il faut relativiser sa place dans l'industrie informatique : « Le chiffre d'affaires de mon entreprise, l'une des leaders du marché, est d'une dizaine de millions d'euros, alors que celui des entreprises propriétaires leaders est d'une dizaine de milliards d'euros... » Stéphane DREYFUS. Notes : (1) Étude Pierre Audoin Consultants de mars 2009, menée pour le compte de l'Observatoire des métiers de l'informatique. (2) Étude Forrester, pour le groupe Bull de décembre 2008. (3) Étude Markess International d'octobre 2008. ** Lexique sur les logiciels libres. Logiciel libre et logiciel open source : un logiciel est libre quand on a la liberté de l'utiliser, celle d'accéder à son code source (texte écrit en langage informatique qui régit le fonctionnement du programme), celle de le redistribuer et enfin celle de l'améliorer. Le terme open source (« code source ouvert ») devait lever l'ambiguïté du mot free (qui signifie à la fois « libre » et « gratuit ») employé dans free software (« logiciel libre ») qui n'est pas forcément toujours gratuit. En pratique, un logiciel libre est toujours open source, un logiciel open source est généralement libre. Logiciel propriétaire : logiciel qu'il est interdit de modifier et de distribuer sans autorisation de l'auteur. Il est le plus souvent payant mais peut être gratuit (freeware). Licence GPL (General Public License) : pour rendre un logiciel libre, il faut lui associer une licence précisant ses conditions d'utilisation et notamment de diffusion. La GPL est la licence de logiciel libre la plus utilisée. Sa principale caractéristique est le copyleft, littéralement « copie laissée », détournant le principe du copyright (ou droit d'auteur) pour préserver la liberté d'utiliser, d'étudier, de modifier et de diffuser le logiciel. ** Peaufiner les logiciels est un modèle de science participative. La philosophie du logiciel libre met l'accent sur le partage des connaissances «Nous ne sommes pas des utopistes barbus qui mangent de la pizza à 3 heures du matin. » Pierre-Yves Gosset, délégué général de l'association Framasoft, s'élève contre les clichés qui frappent les développeurs de logiciels libres. « Les gens pensent toujours que c'est un sujet technique seulement maîtrisé par les informaticiens », déplore-t-il. Lancé par des spécialistes en informatique, le mouvement du « libre » rassemble aujourd'hui des profils très divers, techniciens comme profanes. Framasoft structure un réseau de sites Internet et met à la disposition du public des ressources sur les logiciels libres. Avec une volonté participative : ce sont les utilisateurs de logiciels eux-mêmes qui rédigent leur présentation, enrichissent l'annuaire, traduisent des textes pour les mettre à la portée de tous. « Nous encourageons les utilisateurs à s'entraider et à publier de l'information, c'est une sorte de "Wikipedia du libre" », précise Pierre-Yves Gosset. "Il y a des médecins, des plombiers, des couturières" L'esprit du « libre » repose sur cette idée que chacun peut apporter sa pierre à l'édifice, sans prérequis techniques. « La communauté a grandi, explique Tony Bassette, administrateur de l'association Promouvoir et défendre le logiciel libre (April). Autour de chaque projet, une communauté virtuelle se forme et communique grâce à des outils comme les listes de diffusion, les forums et IRC (1). » À distance, un échange se crée entre développeurs professionnels, traducteurs bénévoles, utilisateurs vigilants. Leur passion commune permet d'améliorer sans cesse les logiciels existants, ou d'en créer de nouveaux. « Le public est très varié, confirme Pierre-Yves Gosset. Il y a des médecins, des plombiers, des couturières. Chacun peut devenir producteur et créateur. » Damien Cirotteau, responsable technique du site d'information Rue89, travaille avec des logiciels libres depuis les années 1990. Lorsqu'il était étudiant en informatique, il a commencé par développer un logiciel pour les compositeurs de musique contemporaine. "L'enfermement du savoir", reproche adressé aux logiciels propriétaires Pour lui, cette nébuleuse de petites mains constitue « la force du logiciel libre ». « Parfois, les gens ne développent pas du tout, observe Damien Cirotteau. Mais dire "ça marche" ou "ça ne marche pas", c'est déjà énorme. Le retour sur le projet est pris en compte. » Au fur et à mesure, l'utilisateur apprend, ajoute éventuellement une fonctionnalité, et le logiciel avance. Le « libre » est un idéal de coopération scientifique, de progrès collectif et de partage des connaissances. « Avant, j'étais chercheur dans un programme européen, raconte Damien Cirotteau. Les logiciels que nous créions étaient financés par des fonds publics. Nous trouvions donc éthique de les publier librement. » La libre circulation des idées est revendiquée, comme l'exprime l'April sur son site Web : « Liberté d'expression, d'association, d'entreprise, d'user à sa guise de l'information disponible et de la partager, au bénéfice de chacun, donc de tous. » Par contraste, « l'enfermement du savoir » est le principal reproche adressé aux logiciels propriétaires. « Le logiciel est l'expression technique d'une idée, affirme Pierre-Yves Gosset. C'est un enjeu éthique : est-ce que le marché peut s'approprier quelque chose qui relève du bien commun ? » "Comment faire confiance aveuglément à un tiers ?" La comparaison avec les OGM est fréquente. On s'interroge sur la brevetabilité du savoir comme sur celle du vivant : l'appropriation de découvertes informatiques par des entreprises fait débat. L'April se méfie des éditeurs. « Nous ne souhaitons pas voir l'information retenue entre les mains de sociétés qui vendent le savoir, explique Tony Bassette. Dans un logiciel propriétaire, on ne voit pas le code source. Comment faire confiance aveuglément à un tiers ? » Les acteurs du libre refusent néanmoins qu'on leur prête des intentions idéologiques. Bill Gates, le richissime fondateur de Microsoft, les surnomme « les communistes d'un nouveau genre ». Ils admettent en revanche défendre une vision « citoyenne ». Pierre-Yves Gosset résume les valeurs du « libre » par une devise bien connue : « Liberté, égalité, fraternité. » « La fraternité, parce que c'est un travail collaboratif qui crée du lien social. Il s'agit de redonner du pouvoir à l'utilisateur, qu'il reprenne la main sur cet outil informatique pour ne pas être dépendant des éditeurs. L'égalité, parce que le logiciel est disponible pour tout le monde, dans tous les pays, et souvent dans plus de langues que les logiciels propriétaires. La liberté, enfin, parce que l'échange d'informations est sans limites. » Camille POLLONI. Note : (1) IRC : Internet Relay Chat, système de messagerie instantanée entre deux personnes ou un groupe, par canaux de discussion. ** Le logiciel libre paraît-il utopique ? « Non, cette philosophie s'étend et un équilibre s'installe » Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État auprès du premier ministre, chargée de la prospective et du développement de l'économie numérique « Le logiciel libre est d'abord une philosophie, avant d'être un standard ou un modèle économique. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est une religion, bien que l'on parle des commandements du logiciel libre ! Je ne dirais pas non plus qu'il s'agit d'une utopie. Évidemment, tout le monde ne sait pas modifier un logiciel, mais cela permet à tous ceux qui peuvent le faire d'avoir accès à une bibliothèque universelle de codes sources. J'y vois d'ailleurs une analogie avec ce qui se faisait, dans le temps, dans les écoles. On appelait cela l'imitatio, en latin : il fallait pasticher pour apprendre un style. Le logiciel "open-source" permet ce genre de démarche pour les passionnés d'informatique : on a accès aux codes les plus connus et les mieux rédigés, on pastiche et on apprend à les améliorer, à les compléter et à les enrichir. Il reste que cela ne donne pas une image d'accessibilité ou de simplicité aux novices. Ce qui est à la fois explicable et injuste. Explicable, parce que les applications du début du libre n'étaient pas franchement des applications grand public. Utiliser les mêmes logiciels que les informaticiens peut faire peur. Néanmoins, cette image est un peu injuste, parce que, depuis quelques années, la plupart des applications quotidiennes ont leur version en libre. Le modèle de financement du libre est cependant plus fragile que celui du logiciel dit propriétaire. Les éditeurs de logiciels disposent de la rente annuelle de licences. Dans le libre, il faut sans cesse inventer et améliorer des produits pour pouvoir survivre. L'avantage du libre est son caractère innovant. Les éditeurs de logiciels en profitent, d'ailleurs. IBM ou Sun ont investi pendant des années des millions dans le libre afin d'attaquer des marchés où ils ne faisaient pas le poids. L'open-source permet ainsi de faire entrer de nouveaux acteurs dans le secteur et de le rendre concurrentiel. Le libre est un peu l'anti-trust d'un secteur facilement monopolistique. Du coup, la philosophie du libre s'étend et un équilibre dynamique s'installe entre "libre" et "propriétaire" avec des mouvements de vague tantôt dans un sens tantôt dans l'autre. Je ne crois donc pas que cette évolution aboutisse à la disparition du propriétaire. » « Ce n'est pas une utopie, c'est une évidence » François Elie, auteur d'Économie du logiciel libre (1) « Si on avait demandé à un pythagoricien, il y a vingt-cinq siècles, si les mathématiques libres étaient utopiques, il aurait jugé cette question provocatrice. Parce qu'à l'époque les mathématiques étaient secrètes et fermées, comme le sont aujourd'hui les logiciels propriétaires. Il est possible de créer du savoir qui a de la valeur, que l'on peut étudier, copier, distribuer et améliorer. Les quatre libertés du logiciel libre n'ont pas été inventées avec ce dernier, mais avec les mathématiques. Ce n'est donc pas une utopie, c'est une évidence. Ce qui est une absurdité, c'est le logiciel propriétaire qui oblige à constamment réinventer la roue. Comme tout ce qui a une valeur, il faut toutefois dépenser quelque chose pour le créer. Les premiers informaticiens à faire du logiciel libre l'ont fait pour eux-mêmes, pour des applications techniques, ce qui alimentait l'idée d'une informatique pour spécialistes. Mais, peu à peu, toute l'industrie du logiciel y a vu un intérêt. En revanche, il faut payer pour disposer d'applications spécifiques. Or, beaucoup d'informaticiens développent sans être payés et s'en satisfont. Ce n'est pas acceptable. Le débat doit donc porter sur le modèle économique du libre. Dans le modèle qui prévaut actuellement, on amorce la pompe avec la fourniture gratuite du logiciel, puis on crée une économie de services derrière. Le problème est que certaines entreprises du libre vont fatalement devenir propriétaires : les utilisateurs leur demanderont toujours plus d'améliorations et seront donc amenés à louer leur logiciel. L'idéal serait que les entreprises travaillent ensemble sur le même logiciel en faisant payer aux clients (particuliers ou organismes privés ou publics) le développement. Il n'y a pas de fatalité à ce que ce logiciel soit propriétaire. Toute l'informatique est en train de basculer vers un autre modèle. Même Microsoft songe à basculer vers le libre. » Recueilli par Stéphane DREYFUS. Note : (1) Eyrolles, 2009, 195 p., 17 euros. François Elie est président fondateur de l'Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour l'administration et les collectivités territoriales (Adullact).